Il n’est pas un seul secteur d’activités et qu’il soit économique, social, culturel, éducatif, agricole, médical, écologique, technologique etc. où le débat n’ait pas pris une place considérable dans la société française. Bien sûr, certains diront – sans doute avec raison – que les discussions générales et citoyennes sont un signe de bonne santé démocratique. Le Siècle des Lumières nous a transmis le goût de l’intelligence, de la critique et de la controverse. Il faut s’en réjouir ! Encore est-il nécessaire que le débat qui est, selon les bons dictionnaires, « l’action de discuter avec un ou plusieurs interlocuteurs qui allèguent leurs raisons » soit alimenté par des arguments puisés dans les connaissances acquises d’ordre scientifique, historique et philosophique voire même supposées dès lors qu’elles dépendent du « possible » et/ou de la raison. Est-ce toujours le cas aujourd’hui ? Chacun d’entre nous peut observer, avec plus ou moins d’inquiétude, la dérive des débats actuels. Il n’est plus d’idées et de propositions qui ne soient, aussitôt exprimées, vilipendées, conspuées et vouées aux gémonies dès lors qu’elles ne sont pas conformes à l’opinion générale. Il semble bien que le mot « pensée » ne soit plus adéquat pour exprimer la notion « de réflexion globale » propice, en principe, à alimenter une conversation civique. Le débat, aujourd’hui, ne serait-il pas uniquement nourri par la réaction et dominé par une sorte « d’instinct de masse » qui prescrirait une opinion majoritaire sur la façon dont nous devons agir et nous comporter ? Tocqueville l’a écrit en son temps, si vous n’adhérez pas au discours ambiant « vous resterez parmi les hommes, mais vous perdrez vos droits à l’humanité ». C’est là que le bât blesse. En effet, depuis cet aphorisme -et c’était donc au XIX° siècle – une révolution technologique a bouleversé notre façon d’appréhender le monde : la numérisation ! Elle a submergé, telle une vague gigantesque, le Temps. Elle l’a irrémédiablement contracté. Maintenant, lorsqu’une question est posée on y répond sans prendre en compte sa complexité éventuelle avec juste quelques mots « tweetés ». La pensée se résumerait donc à -selon les critères du microblogging comme se définit « Twitter » – à 140 caractères. Ce n’est pas sérieux même si le Président Trump ne s’exprime que par ce biais ! Et puis, qui peut contester qu’Internet et l’avènement des fameux réseaux sociaux ont amplifié, comme jamais personne n’aurait pu l’imaginer, des phénomènes inattendus : l’imprécision, l’affirmation dogmatique, l’erreur et même l’imbécillité. Et tout cela est considéré comme l’attribut qui affinerait la pensée. Nous vivons le Temps de la confusion. Or, à une époque où, tout le monde (ou presque) clame que la culture générale se dissout où, comme l’a expliqué récemment Pierre Nora, le brillant historien fort connu pour ses travaux sur le « Sentiment national » et sa composante mémorielle, « nous vivons l’effondrement du niveau scolaire, (…) archipélisation de la société, l’enfermement de chacun dans sa propre identité, la naissance de nouvelles radicalités sourdes à l’argumentation, à la discussion, à la raison », ce savant constat incite (peut-il en être autrement ?) à une nécessaire prudence avant de formuler une opinion.
Internet, outil formidable mis à notre disposition, nous permet -c’est vrai- d’accéder aux savoirs mais ce ne sont que des savoirs partiels et fragmentaires. Pierre Nora, précise d’ailleurs, « qu’un article extrait en ligne est un orphelin sans famille et sans enracinement ». Alors, avant d’entrer dans le collectif banalisé de la pensée qu’il faut bien appeler, par voie de conséquence, « la pensée unique » et/ou « le politiquement correct » il faudrait à chacun avoir la sagesse de croire que nous ne pouvons pas tout connaître. Méfions-nous : aujourd’hui, via les réseaux sociaux par exemple, on ne pense plus, on donne son avis ! C’est très différent. Croire qu’un « tweet » participe au débat national est une illusion. Au-delà des opinions haineuses émises sur Facebook, Instagram, Twitter etc., la majorité des Français est de bonne foi, mais rares sont ceux qui, intellectuellement, ont le pouvoir de rassembler la totalité des données connues et incontestables qui disent, in fine, une pensée.
Compte tenu que nous boudons -semble-t-il – la vérité scientifique et la raison, les réalités historiques, l’esprit de nuance, la quête philosophique et mettons en valeur le manichéisme, la communication immédiate et son torrent d’informations continues, il nous sera bientôt interdit de réfléchir posément, de projeter au plus loin de la réflexion des certitudes acquises lentement, patiemment depuis des siècles. Il en est, par exemple, pour les actuels débats sur le passé colonial, le néo-féminisme, l’étude du genre et autres sujets de nos préoccupations immédiates. Nous semblons prêts à renier le « vieux monde ». Pourquoi pas diront certains d’entre nous ? Très bien. Alors, posons-nous la question : le nouveau monde vers lequel nous irions est-il enviable ?