Ernest Nivet et le souvenir de 14-18


1923 Auguste Rodin, le sculpteur français le plus célèbre de la Belle Epoque, est décédé depuis six ans. Camille Claudel, sa collaboratrice et compagne abandonnée, minée par le chagrin, est internée depuis dix ans. L’un de leurs élèves, paysan berrichon, sculpteur lui aussi, vit modestement dans un petit atelier du faubourg St-Denis à Châteauroux. L’endroit, « exigu qu’illumine une seule verrière, est plein jusque dans ses moindres recoins. Dans un angle, des linges mouillés sous lesquels palpite une vie, l’ébauche d’une œuvre », observe Georges Lubin1qui vient de rendre visite à l’artiste.

Ce sculpteur discret se nomme Ernest Nivet. Il façonne ses œuvres ici, dans ce réduit, au milieu du bric-à-brac, avec le calme et l’opiniâtreté des paysans, travailleurs des vignes et des champs dont il est issu. L’homme est grand et fort, le visage prolongé par une barbe opulente et le regard pénétrant. On pense à Baffier, un autre géant au corps massif, sculpteur réputé, de trente ans son aîné et qui vient de mourir. Désormais, la relève c’est lui, Ernest Nivet, proche de Baffier par ses origines paysannes, plus éloigné par ses objectifs et son genre de vie. A Châteauroux il est chez lui, loin des turbulences parisiennes qui ont encadré son apprentissage aux Beaux-arts puis chez Rodin et qu’il ne supporte plus. Depuis le début du XXe siècle, il est devenu, par étapes, le sculpteur des humbles, des fileuses et des tricoteuses, des faucheurs et des bergers. En 1923, il termine un monument aux morts de 14-18 commandé par le Conseil général de l’Indre qui représente « deux femmes, deux Berrichonnes en caraco et en coiffe. L’une pleure, l’autre songe avec douleur et prie peut-être : merveilleuse personnification du Souvenir, toujours vivant dans l’âme des mères et des épouses (1) ». Cette représentation peut paraître surprenante, en rupture avec la majorité des monuments créés en hommages aux soldats souffrants ou victorieux. Interrogé sur ce choix le sculpteur l’explique par la rencontre inopinée de deux paysannes qui accompagnaient le cercueil d’un soldat mort à la guerre. Les deux femmes qu’il a modelées sont figées dans le recueillement. La plus âgée est une mère, poings serrés, révoltée par une mort injuste ; la plus jeune, sœur ou épouse, mains jointes, prie pour le défunt. Avec cette œuvre (2), Nive bascule de la guerre à l’après-guerre, de la souffrance des poilus à la douleur de celles et de ceux qui survivaient à l’arrière.

Et – le saviez-vous ? – Nive est devenu, au fil du temps, un spécialiste reconnu du monument aux morts. Il avait attiré l’attention dès 1900 avec le monument de Buzançais pour la guerre de 1870 : pas de soldat assoiffé de revanche (dans l’air du temps) mais une veuve en sabots qui cache son visage pour pleurer. En 1909, à Issoudun, l’artiste persistait avec une mère qui hurle de douleur en soutenant dans ses bras le corps de son fils mort à la guerre. Et puis, en1915, le sculpteur découvre le front, la vie dans les tranchées, la souffrance des soldats. Ses souvenirs de guerre le poursuivent : au début des années vingt, il réalise deux autres monuments (à Levroux, son pays natal et à Eguzon) qui montrent un poilu ; mais celui-ci n’est pas un guerrier qui cherche la victoire, c’est un homme casqué qui médite et qui souffre. Un an plus tard, avec « la Berrichonne » de la Châtre, Nive revient sur la symbolique antérieure et montre une paysanne qui pleure devant la dépouille de son enfant. Après le monument aux morts de l’Indre, il réalisera celui de la ville de Châteauroux (place Lafayette, 1937) comme une conclusion : la mère et le fils sont réunis mais ce dernier est amputé du bras droit.

Ernest Nive ne « faisait pas de politique », au sens trivial que l’on donne aujourd’hui à cette expression. Pourtant, sa série de monuments aux morts délivre un message discret : la mémoire du conflit ne se limite pas au patriotisme, à l’esprit de sacrifice et au courage des combattants. Ces monuments sont aussi des lieux de regrets et de deuil, il est utile de rappeler la douleur de ceux qui restent. Et puis, la souffrance des veuves engendre un désir de paix, une voix qui murmure « quelle connerie la guerre… C’est une pluie de deuils, terrible et désolée ». Ce murmure, Prévert l’illustrait avec des mots ; Nive l’a gravé dans la pierre.

1 Georges Lubin (1904-2000), écrivain né à Ardentes, Une heure chez Nive, Le Centre Républicain, 23/07/1953.