Portrait : Isabelle Fournier Rivière (7/7)


L’an dernier lors du centenaire du livre Le Grand Meaulnes, on a peu parlé de la soeur d’Alain-Fournier, Isabelle. L’oeuvre d’Alain-fournier doit pourtant une partie de sa renommée au travail important qui a été mené par cette dernière. C’est pourquoi nous avons décidé de vous raconter l’histoire de cette femme qui a consacré une grande partie de son existence à la sauvegarde de la mémoire de son frère et de son mari Jacques Rivière.
Isabelle, vingt ans de bonheur, puis cinquante ans de souvenirs
C’est dans l’été 1913 que tout a commencé. Gaston Gallimard, homme-clé de la NRF1, grand séducteur, récemment assagit depuis qu’il a épousé, il y a six mois, Yvonne Redelsperger a invité Jacques, Isabelle et leur fille pour quinze jours de vacances dans sa villa de Deauville en Normandie. Et c’est l’imprévu qui surgit. Jacques, jusqu’ici mari fidèle, tombe amoureux d’Yvonne. Celle-ci, déjà un peu délaissée par un mari plutôt volage, se laisse approcher ; visites fréquentes, amour platonique mais fiévreux, lettres passionnées d’un homme inexpérimenté qui se rêve dans le corps d’un amant…  « Quand nous nous reverrons, nous bavarderons tout à notre aise… Je veux très affectueusement vous envoyer toute l’immense estime que j’ai pour vous. Je vous aime bien, Jacques, et je vous embrasse aussi de tout mon cœur2 ». Yvonne répond mais reste prudente. Et Jacques, candide, prend ses désirs pour des réalités.
Isabelle, bien sûr, est au courant. Les absences, l’émotion de son mari aurait suffi à l’éclairer. Mais Rivière va beaucoup plus loin : « Comment aurai-je pu cacher tant de signes et leur sens véritable3, écrit-il. Avec patience, elle me consolait. Pas une fois, je ne songeai à l’éloigner de ce qui se passait en moi ». Au sens strict, Jacques ne trompe pas Isabelle. Elle doit tout entendre, tout savoir. Souffre-t-elle ? Il n’en sait rien. Il n’y pense pas. Il met en avant sa sincérité et ses amours inaccomplies – qu’il appelle chasteté  – pour étaler devant sa femme, avec une impudeur stupéfiante, sa situation qui est, dit-il, « d’une essence si rare qu’elle lui fait perdre la tête ». Une tête de gamin dans un corps d’adulte.
La Belle Epoque s’achève ainsi dans la plus cruelle des romances. La Grande Guerre qui éclate au milieu de l’été 1914, ne met pas fin aux tourments d’Isabelle, bien au contraire. Ce temps nouveau commence par un drame ; le plus violent, le plus atroce, le plus difficile à accepter. Dès le début des hostilités, le lieutenant Henri-Alban Fournier est engagé dans la bataille de la Marne. A la tête de sa compagnie, il tombe sous les balles ennemies, mort pour la France le 22 septembre 1914, après un mois de combat. Isabelle est effondrée : « Jusqu’à ce que je connaisse Jacques, Henri a tout été pour moi (…) un amour si plein, si uni, si paisible, la sécurité parfaite, la certitude que le lien qui vous unit ne peut pas être brisé (…) Je n’ai même plus la force d’écrire4». Brutalement, sa vie devient celle des victimes de l’arrière, femmes, enfants, vieillards, rongés par l’inquiétude ou pire, anéantis par le deuil de quelqu’un de très proche.
Jacques aussi est mobilisé mais l’âpreté des combats ne le détourne pas de sa passion pour Yvonne. Dans ses Carnets de guerre, il écrit : « il y a eu un an le 15 que je suis tombé en esclavage (…) un an qu’elle me tient ». Prisonnier en février 1916, il adresse à sa femme une lettre ouverte à transmette à celle qu’il aime : « Je pense à vous, sans cesse, à chaque heure de la journée (…) je suis là, malgré la distance, je ne vous quitte pas ». Isabelle, courageuse comme toujours, transmet. Puis elle répond à son mari : « cette lettre que tu as envoyée à Yvonne m’a donné un grand désespoir car c’était l’expression même de l’amour4 ».
Née avec la Belle Epoque, heureuse tout au long de ces années exceptionnelles, Isabelle voit brutalement le monde changer et s’enfonce dans une nouvelle vie, émaillée de drames et de difficultés. Au premier plan : le corps d’Henri, perdu dans la boue des tranchées, qui l’a privée de son deuil5.
Rescapé, Jacques Rivière reprendra la vie d’avant. Il écrira quelques livres. Il aura d’autres aventures, plus accomplies que la première, donc plus difficiles à supporter pour sa femme. Isabelle continuera, malgré tout, à lui faire confiance. Ils auront un autre enfant. Jacques décèdera prématurément en 1925. Isabelle, soutenue chaleureusement mais de loin par un ami de la famille, Jacques Copeau, élèvera seule ses deux enfants, dans le souvenir de leur père et de leur oncle. Très croyante, elle consacrera une partie de ses écrits à la gloire de Dieu. Mais elle mettra l’essentiel de son talent, qui était grand, au service des œuvres d’Alain-Fournier et de Jacques Rivière, qu’elle a largement contribué à faire connaître. Il y avait chez elle « une confiance, une joie et une force cachées », écrivait son frère en 1909. Ce jour-là, c’était déjà presque la fin des beaux jours. Vingt ans de bonheur et cinquante ans de souvenirs, une vie…
Bernard Epailly
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1 La NRF, revue littéraire fondée en 1908 par quelques personnalités (André Gide, Jacques Copeau, etc.) est éditée par Gaston Gallimard et Jacques Rivière vient d’en devenir le secrétaire général.
2 Correspondance citée par Jean Lacouture, Une adolescence du siècle, Seuil, 1994.
3 Jacques Rivière, Aimée, Éditions de la NRF, 1922.
4 Alain Rivière, Isabelle Rivière ou la passion d’aimer, Fayard, 1989. 5 Le corps sera identifié en 1991 seulement, vingt ans après la mort d’Isabelle.