La Petite Demoiselle


Au hameau des Brandounières, aujourd’hui disparu, sur la route qui va de Romorantin à Langon, il y a longtemps, très longtemps, peut-être même plus… vivaient un homme veuf et sa fille, belle comme le sourire de Jésus, fraîche comme la prime rosée, diaphane comme une larme de la Vierge. Si belle, si fraîche, si diaphane que le monde d’ici l’avait surnommée « Petite Demoiselle » avec respect, admiration et amitié. Elle atteignait avec allégresse ses dix-huit ans, comme le soleil atteint son apogée de midi, dans une resplendissante joliesse. Non seulement elle était charmante et soyeuse, mais en plus toujours à prier Dieu, toujours à faire l’aumône aux pauvres. Au sortir de la messe du dimanche, sur le parvis de l’église Saint-Etienne, les hardeux, les maigrichons, les souffreteux venaient au-devant d’elle en disant : « Voici la Petite Demoiselle… Voyez comme elle est belle… Voyez comme elle est bonne… »

Son père, dans la cinquantaine solide, ne supportait plus la solitude pesante, l’absence d’une femme, de sa peau, de son souffle, de ses baisers. Il ne supportait plus les draps froids, tachés le matin de l’épanchement du péché. Il ne supportait plus ses envies rentrées, ses rêves lubriques calmés par le fendage énergique d’un gros stère de bois dans le froid du petit matin.

Il avait rencontré, récemment, à la foire de Maray, une femme, ni jeune ni vieille, mais propre sur elle. Elle vendait courges et potimarrons, et avait l’air bien honnête. Il l’avait revue ensuite, au marché de Villefranche, à la Plisson de Romo. Certes, elle ne souriait pas. Certes, elle parlait sèchement. Mais, là, dans l’échancrure de son corsage blanc, les deux rondeurs un peu rosées, renvoyées vers le haut par un corset de tissu noir, effaçaient, balayaient toutes les éventuelles questions qu’il aurait pu se poser.

Ce qui devait arriver, arriva…

Un beau jour de décembre, rouge de honte et de désir, il lui proposa le mariage.

Il se remaria donc et tout à son nouveau bonheur, il ne remarqua pas les tensions, pourtant évidentes, qui naissaient entre la femme et la Petite Demoiselle.

Cela ne fit que s’empirer ! La marâtre ne pouvait décidément pas voir la jeunesse et elle faisait tout ce qui était possible pour la jeter dehors.

« Vois, disait-elle au père, souvent après avoir satisfait les besoins du bonhomme, vois, cette drôlesse donne tout notre pain aux misérables. Tout à l’heure, je l’ai vue, de mes yeux vue, en emporter plein son tablier. Elle le fera demain, tu verras ! »

Le père appela son enfant pour voir ce qu’elle transportait de si bon matin dans son tablier. Mais il se trouva que, par un miracle du Bon Dieu, le tablier n’était rempli que de fleurs séchées et d’épis de blé peints pour décorer l’autel de la chapelle.

Les jours passaient et la bougresse de femme harcelait la pauvre petite. Vingt fois par jour, elle la battait avec ce qui lui tombait sous la main : torchon mouillé, batte à beurre, ceinturon de cuir…

La Petite Demoiselle, elle, priait toujours et était toujours compatissante et aumônière envers les nécessiteux.

Le couple eut un bébé, ce qui était obligé vu le temps qu’il passait à fricoter sous les draps ou dans la paille. Une fille ! une fille aussi laide que Demoiselle était belle. L’infâme gueuse de femme, dans sa noirceur, trucida le petit enfant, et s’en alla promptement dire à son homme : « Ta fille a tué ma fille, la s… ! Tu sais ce qui te reste à faire ? »

Le père, envoûté par la diablesse, coupa le poignet à la Petite Demoiselle, lui mit l’enfant mort dans son tablier et la jeta dehors…

Affolée, souffrante, la petite courut, courut à perdre haleine, aussi loin qu’elle put.  Elle trouva une petite fontaine, éclairée seulement par un rayon de lune. Elle y lava son bras mutilé et douloureux. Aussitôt, sa main lui revint plus belle qu’auparavant. Ensuite, elle y baigna l’enfant morte, et l’enfant revint à la vie.

Toutes les deux comme poussées par le Divin, s’en allèrent droit devant elles, loin, très loin. Elles rencontrèrent sur leur chemin une troupe de bergers. Demoiselle réclama un peu de lait, pour nourrir le bébé qui pleurait de chaudes larmes. Les bergers, avec empressement, lui donnèrent le breuvage et offrirent aux pauvresses un petit chevreau tout blanc et bêlant. Toutes deux repartirent.

Elles avancèrent loin, très loin, si loin qu’elles arrivèrent à Jérusalem. Elles s’installèrent là, dans une modeste bergerie abandonnée, en haut d’une colline dominant la ville sainte. Les oliviers et la chèvre assurèrent leur pitance journalière…

Pendant ce temps, dans le petit bourg des Brandounières, là-bas en Sologne, la désolation s’installait, la misère progressait, l’angoisse étreignait les cœurs et les corps. Les champs ne portaient que chardons et ronces. Le mouton solognot d’habitude si charnu ressemblait à s’y méprendre à un pauvre chien errant. La vigne ne donnait que des grains fripés et honteux.

Les gens ne comprenaient pas ce qui leur arrivait. Pourquoi « l’autre là-haut » les avait-il abandonnés ? Pourquoi plus personne ne passait par chez eux ? Pourquoi l’eau était si jaune ? Autant de questions que se posaient les habitants, le soir, à la veillée… triste veillée d’ailleurs, sans châtaignes ni bernache. Un soir, Jérôme, le simplet, fit cette remarque qui provoqua un silence interrogatif : « C’est d’puis que la P’tite Mademoiselle est l’a partue. Quanque l’aute mauvaise lui aviont coupé l’bras. »

Effectivement, en y réfléchissant bien, les malheurs qui s’abattaient sur eux, comme une pluie d’automne, avaient commencé dès le lendemain de ce triste épisode. Dieu n’aime pas les pernicieux, les forniqueux, les méchants…

Après concertation, les gens comprirent qu’il fallait coûte que coûte retrouver la mignonne.

Ils s’en allèrent loin, très loin. Ils rencontrèrent une troupe de bergers : « Humbles et bons bergers, n’avez-vous point aperçu une manchote avec une enfant morte dans son tablier ?

– Non, non, braves gens, nous n’avons point vu de manchote ! »

Les gens se remirent en route, loin, plus loin, si loin qu’ils arrivèrent à Jérusalem, sur la colline qui domine la ville sainte, devant la porte de la modeste bergerie : « Brave et gentille fille, pourriez-vous nous héberger pour la nuit ? Nous avons fait un long et périlleux voyage.

– Oui, entrez, répondit l’aimable jeune personne.

– Brave et gentille fille, n’est-il pas arrivé, il y a quelque temps, une jeune fille manchote avec une enfant morte dans son tablier ?

– Non, non, j’en ai pas entendu parler ! cria la petite affolée, personne n’est arrivée, ni manchote, ni cul-de-jatte, ni borgne… »

Rassasiés mais fourbus, tous se couchèrent…

Se réveillant brusquement, le lendemain matin, la jeune fille se vit entourée par toute la petite troupe qui la regardait étonnée : « Tu as rêvé cette nuit, mignonne, la fontaine, ton bras, l’enfant morte ressuscitée, la fuite, Jérusalem… Tu es la Petite Demoiselle des Brandounières, tu es « notre Petite Demoiselle », et le beau bébé, là, qui sourit aux anges, c’est ta demi-sœur odieusement assassinée par ta marâtre. Il faut que vous reveniez avec nous, au village. Tout se meurt, rien ne va plus depuis votre départ. Ne panique pas, gentille petite, vos parents indignes sont sous les verrous, bien gardés. Ils seront prochainement brûlés vifs sur la place du village. »

La Petite Demoiselle ne put refuser, accablée devant tant de misère.

Saluant à genoux Jérusalem, ils reprirent le chemin à l’inverse…

Comme ils approchaient du hameau, les douze coups de minuit éclatèrent à la volée : « Joyeux Noël, joyeux Noël ! criaient les enfants du hameau. Bienvenue à la Petite Demoiselle ! Joie et félicité… »

À partir de ce moment, la vie reprit aux Brandounières, les récoltes redevinrent aussi belles qu’avant, l’eau claire et pure, et la Petite Demoiselle vécut heureuse, chez elle.

Chez elle, là où, dans le petit bois sur la route de Langon, on peut voir les nuits de grande lune, un grand cercle d’or se poser doucement sur la clairière…

Gérard Bardon