Les jeunes, le vocabulaire et la déscolarisation : Une situation inquiétante, par Éric YUNG


Il y a quelques mois, un journal régional rapportait, en à peine une vingtaine de lignes, ce qu’il convient d’appeler un fait divers. Un jeune homme de quinze ans avait été poignardé par un autre adolescent qui avait cru entendre des insultes contre sa famille. Cette triste histoire, malheureusement assez banale aujourd’hui, aurait pu s’ajouter à toutes celles du même genre et de plus en plus nombreuses, qui alimentent la chronique quotidienne de la violence ordinaire. Mais elle se distinguait –et c’est assez inquiétant – du fait qu’un gosse a été tué pour la seule raison qu’il n’avait pas su se faire comprendre. En effet, la victime avait baragouiné, dans un langage sans doute argotique propre aux cités de banlieue, on ne sait quels mots et phrases pour demander (ce sont les policiers qui ont rapporté les propos du criminel lors de sa garde à vue) si la mère du meurtrier autoriserait le frère de ce dernier à se rendre à une « teuf » prévue le lendemain. Hélas, l’adolescent au couteau, dont le profil intellectuel n’était pas –a-t-on écrit dans les journaux- dans la norme moyenne des gens de son âge, n’a pas compris les termes de la question. Il a déclaré, pour justifier son acte, que son copain avait insulté sa famille et en particulier sa mère et son frère. Ce drame est significatif car il tend à montrer, à défaut de démontrer, une réalité aussi préoccupante qu’alarmante et rendue publique par des sémiologues et linguistes les plus distingués : le vocabulaire des jeunes semble s’appauvrir d’année en année. Ainsi, cette frange de la population n’aurait plus, aujourd’hui, pour discuter, échanger, bref communiquer, qu’entre 300 et 400 mots à leur disposition. Pour mesurer l’expression des scientifiques qui craignent ce qui serait en marche, c’est-à-dire « l’emprisonnement social qui menace de plus en plus de jeunes » en France, il faut savoir qu’un élève de 6° qui suit avec régularité sa scolarité, connaît au moins 6000 mots, qu’un adulte éduqué en retient – en moyenne- 30 000, alors que les dictionnaires en répertorient un peu plus de 100 000. Et, pour être complet et mieux appréhender la situation de ces jeunes en perdition de langage, des études universitaires affirment que, pour nous exprimer, nous utilisons environ – selon les individus – entre 300 et 3000 mots différents par jour. Ces jeunes gens, garçons et filles, dont une très grande majorité d’entre eux sont déscolarisés, voient leur langage se réduire à une peau de chagrin au point où, déjà, par le manque de vocabulaire ils ne savent plus exprimer, avec justesse, leurs propres sentiments ni distinguer les nuances, infimes parfois, contenus d’un vocable à l’autre.

Cette nouvelle forme d’handicap intellectuel, proche de l’illettrisme, est la résultante – mais pas seulement – de l’usage inconsidéré du langage électronique. Les « SMS », en particulier, seraient un grand coupable de l’extinction annoncée, à plus ou moins long terme, du vocabulaire. Pour s’en convaincre il suffit d’explorer Internet – quel paradoxe ! –et accéder à des sites soulignant avec force le danger des « Short Message System », les SMS. Curieusement, mais cela est aussi un signe de grande honnêteté, ce sont les entreprises commerciales en matière de communication électronique qui préviennent les usagers que ce mode de correspondance à minima peut être dangereux pour les langues nationales. Par exemple, une société française que l’on ne peut pas soupçonner d’être en dehors de son époque dit d’elle même : « nous sommes l’entreprise incontournable dans le marché du SMS-Marketing qui accompagne des entreprises de toutes tailles, et nous les aidons à améliorer leur communication client grâce à nos produits simples, complets et intuitifs ». Or, c’est elle qui fait le constat que « le langage SMS modifie les caractéristique orthographiques et grammaticales. (…) Beaucoup de personnes pensent que ce langage a détruit la langue française, écrit encore dans son catalogue l’entreprise, et cela se ressent, effectivement, au niveau des copies des jeunes étudiants. En effet, les plus jeunes ont pris l’habitude d’écrire de cette façon-là et peuvent ne plus se rappeler de l’orthographe d’un mot, ou de la conjugaison des verbes ». La chose est dite,le fait semble établi ! Restons raisonnable pourtant ! Toute la jeunesse française n’est pas en perdition de langage ; la majorité d’entre elle va bien et s’épanouit dans l’usage plus ou moins savant du vocabulaire et enrichit même par des termes puisés ici ou là, au gré des voyages par exemple, notre langue maternelle. Reste que la déscolarisation massive des jeunes est le pire chemin qui conduit à cet « emprisonnement social » que nous soulignions il y a un instant. L’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) lance un sérieux cri d’alarme sur le sujet. Dans un récent rapport, elle rapporte que dans l’ensemble des pays de l’OCDE, le nombre de jeunes déscolarisés de 15 à 29 ans vivants dans l’Union Européenne est estimé à 40 millions. Oui, 40 millions de jeunes qui, souvent de leur fait, ont choisi de ne plus recevoir d’éducation scolaire. Dès lors, chacun peut s’interroger sur ce que seront demain nos têtes blondes : sauront-elles encore s’exprimer, parler correctement entre elles, se comprendre et se tolérer ? Car, ne nous y trompons pas, la langue et son vocabulaire, surtout dans les familles défavorisées, s’apprennent, jusqu’à preuve du contraire, à l’école.

par Éric YUNG