Portrait : Isabelle Fournier Rivière (suite)


L’an dernier lors du centenaire du livre Le Grand Meaulnes, on a peu parlé de la soeur d’Alain-Fournier, Isabelle. L’oeuvre d’Alain-fournier doit pourtant une partie de sa renommée au travail important qui a été mené par cette dernière. C’est pourquoi nous avons décidé de vous raconter (dans ce numéro et dans les six prochains numéros) l’histoire de cette femme qui a consacré une grande partie de son existence à la sauvegarde de la mémoire de son frère et de son mari Jacques Rivière.
Isabelle,
vingt ans de bonheur puis cinquante ans de souvenirs
Pour Isabelle, comme pour Henri Fournier son frère, le Berry c’est presque fini. Nous sommes en 1903, au cœur de la Belle Epoque. Isabelle est inscrite en seconde au lycée de Moulins-sur-Allier, pour préparer d’abord le baccalauréat et plus tard, peut-être, le professorat. Le lycée est « de jeunes filles », évidemment ; la mixité n’est pas tolérable, surtout à cet âge-là. Pour Isabelle, c’est nouveau. Jusqu’ici, elle a toujours étudié parmi les garçons. L’internat, très réglementé, la perturbe un peu au début mais la morosité ne dure pas. Rapidement, elle est au centre de son groupe ; on la disait timide, on la découvre espiègle, prompte au fou rire et même un peu frondeuse avec la hiérarchie. Fière de ses résultats scolaires qui sont excellents, elle ajoute dans une lettre à son frère, étudiant à Paris, « c’est peut-être parce que je fais le pitre et que je les fais rire, il est vrai que j’ai acquis une réputation d’enragée moqueuse…1 ». Et quelques mois plus tard, admirative : « j’ai travaillé pour t’égaler ! ».
Challenge réussi. En octobre 1906, baccalauréat en poche, Isabelle arrive à Paris pour préparer le concours du professorat au lycée Fénelon. Le frère et la sœur sont à nouveau réunis. Jusqu’ici, les parents louaient un petit appartement pour Henri, seul à Paris. Désormais, il le partage avec Isabelle et… sa grand-mère ! Une jeune fille de dix-sept ans en liberté loin de ses parents, ce ne serait pas convenable. Isabelle ne s’en plaint pas. Depuis son plus jeune âge, elle a toujours été corsetée dans une éducation très stricte d’inspiration catholique. Elle a quitté le Berry pour faire aussi bien et – pourquoi pas ? – peut-être mieux que son frère. Les distractions sont clairsemées et toujours culturelles : théâtre, concert, opéra… Bien sûr, Henri l’accompagne, souvent avec quelques amis. Une fois de plus, la jeune fille est entourée de garçons. Mais, attention, pas de familiarité déplacée : elle dit « vous » à ces jeunes « messieurs » ; c’est le vocabulaire d’une demoiselle. Lors des sorties en groupe, on ne parle guère que de musique, de littérature et de tableaux. Dans ces discussions, Henri s’amuse de la retenue de sa sœur vis-à-vis des garçons. Il l’appelle affectueusement « Chuchundra », du nom de la petite souris du Livre de la Jungle qui a peur de tout. En fait, elle n’est pas aussi timide qu’on le dit. Elle parle peu mais sa voix est musicale, le ton est juste et le propos intelligent. On l’écoute. En plus, la souris est élégante, petite certes, mais bien faite, avec une abondante chevelure, des yeux gris-bleu, un regard intense et le sourire joyeux. Elle séduit mais reste sage. A son âge, cela ne peut pas durer bien longtemps.
La situation évolue dans l’été 1907. Le plus proche des amis de Fournier se nomme Jacques Rivière. Au mois d’août, les deux amis se retrouvent. D’abord, Henri est invité chez Rivière dans le Bordelais puis Jacques arrive chez Fournier à La Chapelle-d’Angillon. Isabelle retrouve son frère et découvre « l’ami » dont elle entend parler depuis longtemps ; si souvent qu’elle l’aime déjà sans le connaître. Les promenades à bicyclette, les visites d’Argent et de Bourges, la pêche sur les bords de la petite Sauldre, les discussions littéraires et les rires un peu fous s’enchaînent… « Quelle jolie voix, elle a ta sœur ! » dit Jacques à Henri. « Jamais je n’ai été aussi heureux que depuis que je suis ici », écrit le même à sa famille. Entre Jacques et Isabelle, il y a toujours du « vous » mais lorsque les parents sont loin, c’est déjà le « tu ». Au mois d’octobre, ils se retrouvent à Paris. Henri est appelé sous les drapeaux. A la sortie des cours de la Sorbonne, Jacques est là, déjà follement amoureux de sa petite souris. Pas du tout hardi avec les filles, le jeune homme hésite longtemps avant de se livrer. Un soir, dans un élan calculé, il se décide : « veux-tu être ma chérie pour toujours ? ». Et Isabelle, qui attendait ces mots-là depuis des semaines, offre à ce compagnon de promenade ses lèvres que personne n’avait osé effleurer jusqu’ici. Deux mois plus tard, ce sont deux grands enfants sans expérience qui se fiancent secrètement. « Une folie », dira Madame Fournier. Elle avait peut-être raison…
(A suivre).
Bernard Epailly
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1 Alain Rivière, Isabelle Rivière ou la passion d’aimer, Fayard, 1989.