Un mauvais rêve


Nous faisons tous des mauvais rêves et chacun d’entre nous en connaissons l’univers onirique et chimérique. Alors, partons ensemble dans le domaine des songes.

Imaginons que la nuit dernière, plongés dans un sommeil profond, nous nous soyons trouvés devant un portail gigantesque dont les battants se sont ouverts sur une immensité blanche sans horizon et écrasée par le soleil. Et, dans notre tourment, nous avons eu le sentiment qu’il fallait fuir l’endroit d’où nous venions. Alors, par instinct de sauvegarde, nous avons osé pénétrer dans cet espace vide et caniculaire depuis que les effets du dérèglement climatique s’y étaient installés, définitivement. Nous avons marché des jours et des nuits et avons découvert un pays où nous savions qu’il y faisait bon vivre. Mais nous étions en plein cauchemar ! Dans la première ville rencontrée, tous les habitants portaient des masques blancs ou de couleur tenus par des ficelles ou des élastiques accrochés aux oreilles. Ils trottaient vite dans les rues où de grands panneaux d’informations, payés par le gouvernement et affichés partout dans la cité, disaient « Laver régulièrement les mains ou utiliser une solution hydro-alcoolique. Tousser ou éternuer dans le coude ou dans un mouchoir. Éviter de toucher le visage. Respecter une distance d’au moins un mètre avec les autres. Saluer sans serrer la main et arrêter les embrassades. » Et, les gens suivaient les consignes à la lettre. Nous les observions et la particularité de notre mauvais rêve était, dans un mal-être angoissant, de nous convaincre que nous ne dormions pas mais que nous étions dans une terrible réalité. D’ailleurs, d’autres anomalies renforçaient le malaise ressenti dans notre sommeil. La plupart des hommes et des femmes ne parlaient plus ensemble ou, lorsqu’ils osaient une conversation, ils discutaient si loin l’un de l’autre que l’on croyait assister à une dispute. Ce qui était aussi très étrange étaient les milliers de bureaux habituellement et depuis longtemps occupés ici et là aux quatre coins de la ville ou dans le quartier réservé aux affaires. Or, presque plus personne ne les fréquentait. Bien sûr, nous étions toujours dans notre cauchemar mais nous remarquions que les salariés ne pouvaient plus se toucher, se serrer la main et avaient l’obligation de tenir à distance leurs collègues. Il fallait pourtant bien produire, travailler. Alors, ils communiquaient ensemble à travers de la fibre optique, par Internet et des écrans d’ordinateur. Les humains se côtoyaient et se fréquentaient uniquement par images en 600 ou 800 pixels. Notre cauchemar nous rendait si mal à l’aise que, cachés dans les méandres mystérieux de notre cerveau, quelques neurones s’activaient pour nous signifier que nos visions étaient trop épouvantables et qu’il était temps de nous réveiller. On tentait de le faire et on y réussissait parfois mais l’instant était bref et le sommeil nous emportait de nouveau avec son mauvais rêve. Alors, notre exploration de la ville reprenait. Pareils à des passe-murailles nous pouvions scruter l’intérieur des appartements et constations que des pères et mères de famille interdisaient à leurs enfants de recevoir des copains et copines. Quand ils regardaient ensemble la télévision ils assistaient à des émissions sans public, les plateaux vidés de ses invités-spectateurs étaient remplacés par des mannequins dont certains étaient en plastique gonflable. Les jeux télévisés quotidiens étaient diffusés en multiplex pour éviter aux candidats de se fréquenter de trop près et l’animateur, seul devant la caméra, les questionnait à distance par ligne téléphonique. Et toujours, avec régularité et entre deux pages de publicité, le message gouvernemental ordonnait à l’antenne le port d’un masque en milieu clos et répétait « Saluez sans serrer la main et arrêtez les embrassades etc. ». Ailleurs, dans les « Établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes » que l’on appelle EPHAD pour ne plus employer les mots « hospices », « maisons » et « retraite », de vieilles gens se morfondaient dans des fauteuils d’handicapés. Ils attendaient d’apercevoir de loin et parfois derrière un rideau de polypropylène transparent, leurs enfants et petits-enfants. Les journalistes qui consacraient des reportages sur la solitude supposée des personnes âgées et impotentes disaient, sur les antennes de radio et de télévision, que nos anciens avaient maintenant de la chance, qu’ils étaient sortis de l’isolement, eux disaient du confinement. Ils pouvaient enfin, se réjouissaient les reporters avec un trémolo de circonstance dans la voix, retrouver le moral qu’ils avaient perdu. Bien sûr, les grands-pères et grands-mères avaient l’interdiction de serrer dans leurs bras ou embrasser ceux qu’ils aimaient mais on leur disait que cela reviendrait un jour, peut-être. Nous étions indiscrets et un peu voyeurs malgré nous dans notre cauchemar et assistions à des scènes d’intimité comme par exemple ce jeune couple qui s’était rencontré récemment et qui s’aimait dans l’obscurité d’une chambre. La demoiselle, prudente, demandait à son amant s’il n’avait pas oublié « de se couvrir » et le partenaire, pour la rassurer, répondait qu’il avait mis le préservatif et ajoutait que, par précaution, il portait aussi son masque…

Notre mauvais rêve était semblable aux récits d’épouvante que nous avions lu dans des ouvrages de science-fiction ou vu dans une production cinématographique d’anticipation. Ces livres et ces films nous racontaient l’histoire d’un virus répandu dans le monde entier et qui tuait des millions de gens. Mais, dans ce genre de récit il y avait toujours un héros qui trouvait la solution, l’antidote ou autre moyen de sauver l’humanité. Et tout se finissait bien.

Notre cauchemar terminé, nous nous sommes réveillés heureux d’être sortis du mauvais rêve. Comme chaque matin nous nous sommes installés devant la table du petit-déjeuner. Nous avons allumé le poste de radio. Le speaker a annoncé en ouverture du journal « La pandémie du Covid-19 a fait au moins 569 000 morts et 2,6 millions de nouveaux cas ont été détectés dans le monde depuis le 1er juillet dernier. » Et au présentateur de nous recommander, avec raison, de porter un masque. Nous n’avions pas fait de mauvais rêve.