« Vous accepteriez d’attendre deux ans une partie de votre salaire ? »


Le bio victime de son succès. Les conversions se multiplient, mais le budget prévu pour accompagner les agriculteurs ne suit pas. Non seulement les aides tardent, mais la gestion même des dossiers et en panne. Témoignages.

Le bio c’est bon pour les consommateurs, bons pour la planète et, normalement bon pour les producteurs puisque leur production est payée plus cher qu’en traditionnel. Les cours ne sont pas liés au marché mondial de Chicago où les financiers spéculent sur les matières premières et, a priori les producteurs ont davantage de visibilité quant au revenu de leur travail.

Seulement on ne devient pas bio du jour au lendemain. Cela nécessite d’investir dans de nouveaux outils pour lutter contre les mauvaises herbes, si l’on abandonne les désherbants chimiques. Et puis les rendements du bio sont inférieurs au rendement de la culture traditionnelle. Or il faut trois ans pour effectuer une conversion et pendant cette période les producteurs ne peuvent bénéficier des tarifs du bio. C’est pourquoi des aides bio à la conversion sont financées par des Fonds européens et nationaux. Aides à la conversion pendant cinq ans et mesures d’accompagnement par la suite pour soutenir une agriculture vertueuse.

Manque à gagner 15 % du chiffre d’affaire

Emmanuel Bourgy, 46 ans, (coprésident du groupement régional des agriculteurs bio de la région Centre Val de Loire) a repris les 85 ha de l’exploitation familiale en 2008 et achevé la conversion bio entamée en 2007. Il devrait donc désormais bénéficier des mesures d’accompagnement. « En temps normal on percevait les fonds avec un décalage de dix mois par rapport au dépôt des dossiers. Actuellement on en est à plus de deux ans, les aides de 2015 ne seront pas versées avant fin 2017. Et je ne sais même pas si j’aurai droit à ces aides. Vous connaissez beaucoup de salariés qui accepteraient de  percevoir une partie de leur salaire avec deux ans de retard ? »

Une situation ubuesque liées pour une part au succès du bio. « Il était prévu de convertir 17.000 ha en bio en région Centre de 2014 à 2020, fin 2016 on était déjà à 17.000 ha ! De plus en plus d’agriculteurs sont sensibles aux questions d’environnement et prennent conscience des problèmes de santé liés aux produits utilisés dans l’agriculture traditionnelle.»

Quelles solutions adopter ?

Il y a d’abord un problème d’enveloppe bio vis a vis de l’Europe et de l’Etat Français. Ce dernier a été le principal bailleur pour 2016 et 2017, quant à l’Europe elle ne pourra réviser les aides que pour 2018. Mais du fait de la modification de la PAC et de la régionalisation il n’existe pas de logiciel pour instruire les dossiers. Il y a donc urgence à renforcer les effectifs de la Direction de l’agriculture. « On a besoin que derrière les aides soient payées en urgence, déplore Emmanuel Bourgy, mais on ne nous propose que des avances. »

Pierre Belsoeur


« Nous n’avons aucune visibilité »

Véronique et Guy Penin sont installés depuis 1989 à Aigurande. En 2010 ils ont décidé de convertir leur exploitation (170 ha, en pâturages pour les 3/4 sur lesquels ils élèvent soixante dix limousines et leurs petits veaux).

« Etre en bio pour nous, explique Véronique cela signifie que nous engraissons nos animaux uniquement avec les productions de la ferme (feveroles, maïs, foin…) cultivées en bio évidemment. Ne vient de l’extérieure qu’un complément de paille pour les litière. Notre cahier des charges nous interdit également un certain nombre de produits vétérinaires ou des délais doublés après traitement pour la commercialisation des bêtes. Toutefois la Limousine est très économique en suivi vétérinaire. Au bout du compte la différence de prix entre le bio et le conventionnel (0,70 € par kilo de carcasse) n’est pas très encourageante, mais nous avons la satisfaction de ne pas polluer l’eau, d’entretenir les paysages. Et puis nos bêtes sont commercialisées sans problème tant la demande est forte. »

Le GAEC Penin est confronté, comme ses collègues aux retards de paiement des aides à l’accompagnement. « Nous sommes amers parce que nous avons rempli toutes les conditions du contrat et qu’en face les engagements de l’Etat, via la Région, ne sont pas tenus. Il nous reste 15.000 € d’aides à percevoir sur 2015. Il était prévu que les sommes devaient arriver au 1er mars. Un récent courrier nous annonce le début des versements à partir de juin. Comment voulez-vous avoir une visibilité dans ces conditions. »

Les aides non versées c’est de l’activité en moins pour Aigurande car c’est dans les investissements que taillent d’abord les agriculteurs. « Il faut aussi aller voir le banquier pour les problèmes de trésorerie, heureusement mon banquier me suit. Mais jusqu’à quand ? »

Véronique estime que pour des agriculteurs installés de longue date la situation est désagréable. « Mais pour les jeunes agriculteurs elle devient catastrophique. Au point de déconseiller aux jeunes qui voudraient choisir le bio de s’installer. Ils sont en train d’aller à contre courant de la défense de l’environnement. Et pourtant le bio est une voie d’avenir. »    


Et si on sort de l’Europe ?

On entend beaucoup parler, élections oblige, d’une sortie de l’Europe. En particulier dans les campagnes. Emmanuel Bourgy n’y est pas favorable: « Quels que soient nos dirigeants politiques l’agriculture française a profité de la politique agricole commune. Dans la situation où nous sommes, nous agriculteurs bio, ce serait catastrophique. Ca ne veut pas dire qu’elle est parfaite. A l’étranger beaucoup nous envient cette politique agricole commune. Mais ce dont il faut tenir compte c’est de l’évolution de l’agriculture. La PAC repose sur deux piliers. Le premier  concentre 90 % des budgets distribués aux agriculteurs conventionnels. Nous nous sommes sur le deuxième pilier avec l’agro environnemental et le développement agricole. Il faut que le premier pilier prenne en charge les aides à la reconnaissance d’une agriculture bio de plus en plus importante.»


« Une situation intenable »

Agriculteur en conversion bio dans le Cher Wigbold Hofstede fait partie des jeunes agriculteurs frappés de plein fouet en pleine reconversion. Pour moi, pour mes enfants en bas âge la conversion en bio de l’intégralité de mon exploitation s’est imposée en 2015. J’ai donc franchi le pas, rassuré par les aides à la conversion dans un premier pas annoncées sans plafond (soit
80.000 € l’an pour ma ferme) puis finalement plafonnées à 25.000 € par an. Cet argent devait me permettre d’investir dans du matériel adapté à la production en bio et m’aider a passer le cap des deux premières années qui sont très difficiles avec des céréales en conversion payées au prix des céréales conventionnelles. Depuis 2015 je n’ai finalement perçu que 18.000 € d’aides, je n’ai finalement pas pu remplacer mon salarié faute de moyens, ni investir dans les matériels indispensables à la production bio (outils de désherbage et cellules de stockage pour mes céréales bio). Je tente de continuer de rembourser mes emprunts tant bien que mal et j’ai dû contracter un nouveau prêt à ma banque pour payer mes factures. Tout ça parce que les aides ne sont pas au niveau attendu ni payées en temps et en heure. »