La polémique ou le pilori de la démocratie

Qui d’entre nous n’a pas, un jour, entendu la réflexion : « aujourd’hui, on ne peut plus rien dire car maintenant, dès que l’on donne son opinion ou son avis, il y a un groupe de personnes qui vous tombe dessus » ? À quelques-uns, sans doute, de dire que cette phrase est un tantinet caricaturale. C’est peut-être vrai. Pourtant, il y a l’évidence : elle exprime une forme d’agacement, d’inquiétude aussi chez une majorité de gens fatiguée par les innombrables groupes de pression plus ou moins légitimes qui se mêlent de tout, ont une opinion sur tout avec, en plus, des certitudes qui frisent l’intolérance. Le conformisme issu du politiquement correct s’est installé depuis des mois au sein de la société française sans qu’on y prenne garde. Aujourd’hui, lancer la polémique sur n’importe quoi est devenu, disons-le tout de go, infernal. Ce sentiment semble bien quasi-général. L’antagonisme ainsi exacerbé fait perdre le sens des réalités sur des thèmes et sujets sociétaux véritables ; ils sont si malmenés et ce, pour des raisons plus ou moins infâmes, qu’ils conduisent les nouveaux censeurs du débat démocratique à l’intransigeance, au dogmatisme et parfois même au fanatisme hystérique. Le propos est excessif, diront les fervents de la médisance. Très bien ! Alors, comment comprendre et admettre les réactions venimeuses et injurieuses venues, essentiellement, d’une partie de la gauche, et la mise au ban d’un responsable politique (en l’occurrence Fabien Roussel, secrétaire national du parti communiste) qui a voulu -dans un tweet – signifier que tout le monde, et en particulier les 7 millions de français qui vivent sous le seuil de pauvreté, aient le droit de manger « une bonne nourriture qui a du goût » et a affirmé, pour illustrer son opinion, qu’un « bon vin, une bonne viande, un bon fromage, c’est la gastronomie française ». Des propos qui ont aussitôt déclenché, via les réseaux sociaux, relayés aveuglément par la presse nationale, les pires (et ridicules) réactions de la gent bien-pensante. Et pourquoi cela ? Parce que Fabien Roussel n’a pas mentionné « le couscous » parmi les mets énoncés, preuve « d’une mentalité raciste ». Ça mérite, c’est certain, un débat hexagonal ! Autre exemple de polémique futile, oiseuse et quotidienne qui tient plus du bavardage politicien que du scandale réel, est celle, récente, suscitée par quatre jours de vacances à Ibiza du ministre Jean-Michel Blanquer. Il est vrai que ce court séjour, sur une des îles de l’archipel des Baléares, est une maladresse proche de l’idiotie surtout lorsque le responsable de l’Éducation Nationale, les orteils en éventail sous le soleil de la Méditerranée, présente officiellement le « nouveau protocolaire scolaire », une réforme qualifiée d’importante. Cela ne fait pas sérieux. Notons que, dans le même temps, le chef de l’État, Emmanuel Macron, s’installait dans le fauteuil de la présidence européenne et qu’il comptait sur tous ces ministres pour relayer l’événement et lui donner une dimension internationale. L’absence de Jean-Michel Blanquer a donc été très remarquée et aurait, selon les commentateurs politiques, provoqué « une colère noire » du Président de la République. Si, dans ce cas, une certaine polémique peut avoir un sens, fallait-il cependant qu’elle soit reprise et répandue dans les médias pour qu’elle devienne une affaire d’État livrée à la vox populi ? Il semble donc bien que certaines polémiques soient pareilles à des règlements de compte.
Beaucoup d’observateurs, sociologues et philosophes, prétendent – et le phénomène serait nouveau – que les français se déchirent entre eux. Un savant constat, s’il en est un, qui serait né avec la pandémie de la Covid, phénomène amplifié avec la possibilité, devenue peu à peu une obligation déguisée, de se faire vacciner. La seule idée qu’un mouvement « antivax » puisse exister et perdurer alors que le passé a démontré que la vaccination (souvent obligatoire) a éradiqué – et avec succès ! – de graves maladies telles que la rage, la poliomyélite, la variole, la fièvre typhoïde etc., est déjà étonnant. Mais bon, admettons, sans vraiment pouvoir l’expliquer, qu’une frange de la population française ne croit plus aux bienfaits de la science médicale. Reste que le choix de se faire vacciner, ou pas, est aujourd’hui la source de polémiques radicales difficilement compréhensibles. Que ces querelles entretenues par une flopée « d’emmerdeurs », pour citer la déclaration (polémiste également) du Président de la République, aille jusqu’à des menaces de mort contre ceux, convaincus que la lutte contre la Covid est une mission de santé publique, est inacceptable. Et que dire des élus de toute obédience politique, des médecins, des personnels soignants, des pompiers aussi, qui sont victimes d’attaques physiques, d’incendies de leurs biens personnels et autres violences ? Les polémiques légitiment-elles la délinquance et le crime ? C’est là, encore, un des aspects des controverses actuelles qui, plus ou moins volontairement, désigne du doigt les mal-aimés et tous les gens qui expriment une opinion différente face aux « lobbys » divers et parfois avariés. Aujourd’hui, la polémique n’est plus une forme raisonnée du débat public. Elle semble servir uniquement une tension collective voulue par ceux qui n’acceptent pas (ou plus) la divergence des idées. Une tendance inquiétante dans une République qui se veut fraternelle et tolérante. La polémique, telle que nous la subissons en ces temps agités, s’apparente désormais à un nouveau pilori de la démocratie française.

Éric Yung