L’Appétit du juge


Le juge de Blois, à son grand dépit, avait perdu le boire et le manger depuis cet interminable voyage aller-retour, dans la brinquebalante diligence qui l’avait transporté jusque Bordeaux en cette triste fin d’automne 1850.

Le bougre dépérissait à vue d’œil. Et pourtant, à notre connaissance, il n’avait point de gros soucis ni de tracas insurmontable. C’était à ce point, qu’il semblait attendre, résigné, la fin d’une vie au service de la justice. Et Dieu sait s’il aimait la vie, la grande vie, notre bon juge. Certes le vin de Château Boutillon, d’appellation Bordeaux supérieur, méritait le déplacement, mais ce voyage… Mon Dieu ce voyage !

Le juge Bonnechère, car tel était son nom, se souvint alors d’un individu, qui répondait au nom bizarre d’Appétit, et qui était réputé de Tours à Orléans pour redonner alerte et gaillarde santé au plus malade.

Il le fit donc quérir promptement. Le bon Appétit promit au juge de rendre à son estomac, et à sa panse, toute leur sensibilité première. Il s’installa sans plus attendre dans la cuisine de l’hôtel particulier et s’enferma à double tour…

Midi sonnait à Saint-Laumer lorsque Pierre, le majordome de Bonnechère entra dans l’immense salle à manger au décor clinquant. Le juge était assis, seul, raide, au bout de la grande, de l’interminable table, l’air contrit et le teint fort pâle.

– Le repas de Monsieur le juge est servi, annonça Pierre, en voici le menu. Il tendit le billet qui annonçait les mets et déposa un petit réchaud surmonté de sa cloche d’argent.

Le juge, désabusé, se mit à lire : « Œufs de caille frits à la graisse de canard relevés d’un coulis soyeux d’écrevisses, suivait un Nota Bene : Manger brûlant, ne faire qu’une bouchée de chaque œuf, après l’avoir bien humecté de coulis. Ne pas oublier de boire après chaque œuf deux doigts de Bordeaux à température de la pièce, avec recueillement. »

Bonnechère, dont une certaine agitation commençait à poindre, souleva sans attendre la cloche d’argent d’une main tremblante et, disons-le, émue. Une délicieuse et entêtante émanation se répandit dans la pièce.

Au milieu du plat d’argent, à demi-baignés d’un coulis onctueux et velouté, d’une jolie couleur nuance vermeille, le juge distingua quatre tout petits œufs ronds, mollets, semblant encore frémir dans leur jus fumant.

Pour la première fois, depuis bientôt un mois, le regard du notable s’éclaira et une soudaine velléité d’avaler chatouilla son palais…

… Suivirent sur la table, et dans l’ordre du menu: « Sandre de l’étang de la Chabotière au beurre ramolli, farci à l’oseille fraîche légèrement échalote et piquée de gousses d’ail en chemise, à accompagner de deux verres de Sauternes couleur d’ambre; Filets d’oie grasse et sa peau dorée aux truffes blanches du Périgord sauce royale (condiment onctueux dû à la combinaison de foies de bécasses, de foie gras des Landes, de moelle de chevreuil, et d’épices de haut goût) à accompagner de deux verres de Bordeaux château Boutillon début du siècle.

Après ce rôti, que n’aurait pas renié Lucullus lui-même, savouré par le juge avec une idolâtrie non feinte et une faim retrouvée, le majordome reparut avec deux entremets que le menu désignait ainsi: « Cèpes poêlés aux fines herbes, remplis d’un mélange parfait de persil et de pain aux noix arrosés à l’essence de jambon basque, à accompagner d’un Médoc de grande tenue; bouchées de pâté d’alouettes, comme à Chartres, à la graisse de bécasse tombée à la ficelle, à accompagner d’un Haut-Brion de vingt ans; Pain de campagne chauffé à la fondue de roquefort et beurre de Normandie et son chèvre chaud suintant, à accompagner d’un Pétrus hors d’âge… »

Un sourire béat ne décrochait pas des lèvres du magistrat, une sorte de regain de vie, une résurrection gourmande. Le majordome entra pour la troisième fois annonçant les desserts, et se penchant à l’oreille de son maître :

– Les gendarmes sont dans l’antichambre, chuchota-t-il. C’est pour le braconnier, arrêté en forêt de Chambord, que vous avez hier condamné au bagne à perpétuité. Ils demandent si vous confirmez ou si vous voulez signer cette grâce de commutation de peine…

Le juge Bonnechère, y allant d’un rot gras et sonore, les yeux perdus dans la maison des anges, balaya l’intrus d’un revers de la main et poursuivit sa lecture, des traces brillantes mouillaient la commissure de ses lèvres : « Petits choux à la crème double vanillée et à la gelée d’ananas chocolatée ; feuilleté croustillant de mandarines à la neige de noix de coco, à accompagner d’un champagne millésimé frappé de glace… »

Illustration : dessin d’Honoré Daumier